Chapitre 55 : Lettre à mon frère

La dernière fois qu’on s’est vus c’était en juillet 2018. J’étais en week-end à Marseille avec Cédric et tu venais de fêter tes 40 ans.

Pour l’occasion j’avais prévu de te faire la surprise de venir à ton anniversaire. Malheureusement, ta femme a changé la date et nos billets de train n’étaient pas remboursables. Je voulais quand même te voir alors on est descendus un après-midi à Miramas. Tu es venu nous chercher à la gare, on a échangé des banalités dans la voiture. Arrivés chez toi, tu as préparé le barbecue, c’était une belle journée d’été dans le sud, les cigales chantaient.

On était autour de la table avec tes enfants, j’ai profité de cet instant pour t’offrir ton cadeau d’anniversaire. J’ai fait graver sur une jolie plaque en métal une photo de nous deux enfants. Tu avais l’air content, mais pas vraiment ému et comme à ton habitude, peu démonstratif. Tu as vite rangé cette plaque dans le salon et tu es revenu à ton barbecue sans même m’embrasser.

Je ne me suis pas formalisé, je connais ta pudeur et je sais que cette photo a fini dans un placard avec celles de Maman que tu ne veux pas exposer sûrement parce que ça te fait trop mal.

Quand mémé Yvonne est décédée fin 2017, je suis venu à Miramas pour les obsèques. Je t’ai écrit un message en te disant que j’aimerais beaucoup avoir un moment seul avec toi entre frères, sans ta femme, sans les enfants. J’avais besoin de te parler à cœur ouvert. Besoin de ce moment privilégié qu’on n’a jamais eu. Besoin de te parler de notre enfance, de la mort de Maman, de la mort de Papa, de mon homosexualité, de ma séropositivité et des raisons pour lesquelles je suis parti vivre à Paris.

Quand je suis arrivé à Miramas, tu t’es esquivé en disant que tu avais trop de choses à faire entre les courses, les enfants et le salon de coiffure de ta femme. Je crois que tu redoutais cette discussion entre frères. Pourtant, moi j’en ressentais tellement le besoin.

Cette photo de nous enfants, c’était ma façon à moi de te dire que tu me manquais. Quand on était gamins tu étais mon meilleur ami, mon protecteur, mon héros. Nos vies ont pris des chemins très différents mais j’aimerais comprendre pourquoi on n’arrive pas à se parler.

Je sais que j’ai ma part de responsabilités. J’ai fui Miramas en 2003, j’ai fui les réunions de famille. C’était trop dur pour moi de m’intégrer dans ton cocon avec ta femme et ta belle-famille. Je n’ai pas trouvé ma place dans cet environnement que j’ai senti parfois hostile.

De retour en juillet 2018, le barbecue est terminé. Les enfants retournent à leurs activités, le plus grand de 16 ans va faire de la moto avec ses amis, celui de 12 ans va dans sa chambre jouer aux jeux vidéo, ma nièce de 10 ans joue dans la piscine. Toi, tu pars dans ton garage pour bricoler. Il est 17 heures et je ne t’ai pratiquement pas vu de l’après-midi. J’ai l’impression que tu te caches dans ton garage comme pour fuir toute discussion. On commence à trouver le temps long avec Cédric, alors on décide de retourner à Marseille.

Quelques semaines plus tard, je lance mon blog dans lequel je parle de ma vie, de ma sexualité, de mon parcours avec le VIH et de notre famille aussi. Je ne sais pas si tu me lis, tu ne m’as jamais dit si tu avais lu mes textes ou écouté mes témoignages dans les médias. Je n’ai jamais reçu un SMS de ta part suite à mes passages à la télé. Je sais que tu suis mon « actu » sur Facebook, mais jamais un commentaire, jamais un « like », comme si j’étais invisible à tes yeux.

Ça me fait mal, mais je ne t’en veux pas. Je pense que tu ne comprends pas ma démarche de témoignage et de visibilité, toi qui es si pudique. Peut-être aussi que je t’ai blessé en parlant de notre famille, de notre enfance, de ta femme. Je m’en excuse si c’est le cas, mais tu fais partie de mon histoire, je ne peux pas t’effacer et je ne le veux pas surtout.

Je sais que tu es heureux avec ta femme et tes enfants, c’est tout ce qui compte dans le fond. J’espère que tu comprends pourquoi je ne viens plus à Miramas. C’est au-delà de mes forces. Trop de fantômes hantent cette ville à commencer par celui de Maman bien sûr, mais aussi de Papa, celui de mémé Yvonne et le fantôme de notre enfance compliquée.

J’espère qu’un jour tu viendras me voir à Paris. Seul. Et qu’on ira se saouler dans un bar et se remémorer des moments heureux et moins heureux de nos vies.

Tu me manques, frangin.

Ton petit frère

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